Les femmes et le Printemps arabe : le début de l’automne?

Reims, France, 04 octobre 2013

Discours de Ouafa Hajji, Présidente de l’Internationale socialiste des Femmes, ISF

Le Printemps arabe a permis de resituer la question des femmes non seulement dans les pays où les mouvements contestataires se sont produits (Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Syrie et même le Bahreïn) mais dans l’ensemble du monde arabe.

Les femmes ont lutté aux côtés des hommes pour le changement. Epouses, sœurs, mères, sans le voile, avec le voile ou sous la burka, dans la rue, dans les espaces publics et sur le net (bloggeuses), elles ont réclamé haut et fort aux côtés des différentes composantes sociales, politiques, religieuses et ethniques des peuples : justice, dignité, égalité et liberté.

Certaines étaient dans la continuité des mouvements féministes, comme en Tunisie, pour d’autres, elles manifestaient pour la première fois sur les places publiques et à travers les réseaux sociaux (Yémen et Egypte). Selon des témoignages en Egypte, des milliers de femmes ont vu pour la première fois les rues du Caire et la place Tahrir.

Le Printemps arabe, comme tous les printemps à travers les siècles, s’inscrit comme un mouvement de lutte politique contre des dictatures qui implique, une fois l’objectif premier des révolutions atteint (Iskat anidam), d’élargir son champ à des questions qui peuvent restructurer la société. Les droits des femmes font partie des enjeux principaux du Printemps arabe qui peuvent avoir un impact conséquent sur la société.

Sans les femmes, les révolutions n’auraient pas eu lieu. Les nouveaux régimes, tous islamistes, une fois en place, conscients de cela, ont exclu les femmes de la vie publique allant jusqu’à leur fermer l’accès aux différents conseils qui ont suivi les nouveaux gouvernements (comités constitutionnels, conseils des sages) et mettre en place des législations souvent bien plus discriminatoires que celles qui existaient.

En Tunisie, pays le plus progressiste en matière de droits des femmes, seules 27% sont élues à l’Assemblée constituante en dépit de la loi sur la parité, soit 49 femmes dans une assemblée de 217 sièges. 42 d’entre elles sont membres du Parti Ennahda pour lequel la loi islamique est la seule source législative. Il est clair que cette présence féminine ne peut que servir les objectifs d’un parti islamiste et faire reculer le pays en matière des droits des femmes. On utilise la femme contre la femme.

En Egypte, elles ne représentent plus que moins de 1% contre 12% auparavant. Le premier recul des acquis a été l’abolition des lois relatives aux droits des femmes, notamment l’interdiction des mutilations génitales pratiquées sur les filles. La Constitution égyptienne ne comprend aucun article sur l’égalité entre les femmes et les hommes. En Libye, le 23 octobre 2011, l’annonce de la « libération » du pays de la dictature de Kadhafi fut celle aussi du renforcement des discriminations à l’égard des femmes avec l’instauration que toute loi contredisant la loi coranique serait nulle et non avenue.

Certains pays ont compris qu’une révolution peut naître avec les revendications des femmes. C’est le cas de l’Arabie Saoudite où le Roi Abdellah II a accordé aux Saoudiennes le droit de vote. Elles peuvent désormais se présenter aux élections municipales et siéger au Majlis Al-Choura (Conseil consultatif).

Pour d’autres pays, comme l’Egypte, la Tunisie, le Maroc et le Koweït, les nouveaux gouvernements élus ont une très faible, sinon aucune représentation féminine. Au Maroc, l’ancien gouvernement comptait 8 femmes. L’actuel gouvernement islamiste n’en compte plus qu’une seule.

Les militantes féministes de ces pays estiment que leur situation était bien plus favorable. Elles craignent le retour des discriminations fondées sur le sexe et une citoyenneté de seconde zone pour les femmes comme cela a été le cas en Iran en 1979 après la révolution.

Paradoxalement, dans les pays les plus conservateurs, on voit de plus en plus de femmes aux affaires publiques. Aux Emirats arabes unis, on compte 4 femmes ministres, alors qu’au Maroc on n’en compte plus qu’une. Dans certains pays (EAU, Bahreïn, Qatar), on a compris qu’il faut œuvrer avec les femmes. Dans les autres, on ne cherche plus qu’à les contenir !

Le président de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, a présenté mardi 24 septembre à Londres le nouveau rapport de la banque et de la Société financière internationale (SFI) concernant l’écart de genre dans la participation aux activités économiques : «Les femmes, l’entreprise et le droit : lever les obstacles au renforcement de l’égalité hommes-femmes».

Ce rapport est le 3ème de la série. Il examine, dans un ensemble de 143 pays, les distinctions hommes-femmes dans les législations, réglementations et institutions qui peuvent affecter la motivation et la capacité des femmes à travailler ou à créer et diriger une entreprise. Les différences juridiques constatées sont regroupées en 5 catégories :

– l’accès aux institutions,

– la jouissance de la propriété,

– l’obtention d’un emploi,

– la constitution d’antécédent de crédit,

– et les actions en justice.

Il montre que des progrès ont été accomplis depuis 50 ans, mais des barrières juridiques et règlementaires importantes continuent de limiter les opportunités économiques des femmes. Les régions Mena, Afrique subsaharienne et Asie du sud sont particulièrement montrées du doigt.

Le rapport a recensé 21 différences juridiques qui sont autant de restrictions supplémentaires pour les femmes non mariées et 26 pour les femmes mariées, dans des domaines tels que la demande de passeport, l’ouverture d’un compte bancaire, les droits de propriété ou d’héritage ou encore l’absence de clause discriminante dans la Constitution.

Sur les 143 pays étudiés, il n’y a que 15 pays dans lesquels il n’y a pas de différence juridique fondée sur le sexe : Afrique du Sud, Arménie, Canada, Espagne, Estonie, Hongrie, Kosovo, Mexique, Namibie, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Pérou, Porto Rico (US), République Dominicaine et République Slovaque.

Mais l’évolution des discriminations est encourageante puisque les deux indicateurs qui ont pu être calculés pour un ensemble de 100 pays entre 1960 et 2010 montrent que plus de la moitié des discriminations relevées par ces deux indicateurs en 1960 avaient disparu en 2010. C’est la région Afrique subsaharienne, qui était celle qui avait le plus de discriminations en 1960, qui a fait le plus de réforme dans le sens de l’équité.

La région Mena, est, elle, le mauvais élève du classement :

Sur les 28 pays pour lesquels plus de 10 différences juridiques fondées sur le sexe ont été recensées, 14 se situent dans la région Mena.

Le manque d’incitation pour favoriser le travail des femmes dans la région est souligné par le rapport, notamment à Oman, en Arabie Saoudite, aux Emirats arabes unis et au Yémen où il existe plus de 20 différences juridiques dans le domaine.

La région Mena est, avec l’Asie du Sud, celle où la levée des discriminations hommes-femmes depuis 1960 a le moins évolué. Si dans certains pays des réformes ont eu lieu pour favoriser l’équité – comme au Maroc pour autoriser les femmes mariées à s’engager dans une activité commerciale sans l’autorisation de leur mari (1996) ou pour accorder à l’épouse le pouvoir de décision dans le ménage (2004) – en revanche, d’autres pays ont imposé de nouvelles discrimination, tels que le Yémen, où le principe de non-discrimination a été enlevé de la Constitution, ou bien l’Iran où depuis 1979 les femmes n’ont pas accès à certaines activités économiques et doivent avoir l’autorisation de leur mari pour travailler.

Des avancées ont été enregistrées dans certains pays de la région. Et s’il a fallu plusieurs décennies pour améliorer les droits des femmes dans le monde arabe, il a suffi seulement de quelques mois pour les faire régresser ! C’est dire la fragilité et la vulnérabilité des femmes et de leurs droits.

La préoccupation actuelle des femmes de la région est de préserver les acquis. Aussi des milliers refusent aujourd’hui de parler de Printemps arabe et préfèrent parler de mouvements arabes qui ont mené à des gouvernements prônant un islam radical où la démocratie n’a aucune place. Mais il en faut beaucoup pour décourager les mouvements féministes de droits des femmes, d’autant plus qu’il apparaît clairement que le mouvement des peuples commencé en 2011 n’en est qu’à ses débuts.

L’avenir du Printemps arabe : automne ou renaissance ?

La démocratie en effet ne se fait pas une place facilement. Sans aller plus loin, l’Europe en 1848 a connu le printemps des peuples réprimés dans le sang. Il a commencé en France, a réveillé les aspirations nationales d’autres peuples et s’est répandu dans plusieurs pays (Italie, Pologne, Autriche-Hongrie, Allemagne….). Il sera certes décisif pour l’avenir politique de l’Europe mais après plusieurs années. Il en sera de même pour les mouvements contestataires dans le monde arabe.

Depuis le début de ce qu’il était convenu d’appeler «le Printemps arabe» mais qui ressemble de plus en plus à un hiver sanglant, les analystes occidentaux ont essayé de comprendre ce qui se passait à travers des grilles de lecture qui leur étaient familières –transition, démocratie, valeurs, droits de l’Homme.

Les événements du Caire ont encore ajouté à la confusion. Un président, Mohamed Morsi, issu certes de l’organisation islamique des Frères musulmans mais désigné à la suite d’élections libres (ou à peu près) a été renversé le 3 juillet par un mouvement populaire, lancé par les démocrates et les libéraux, et soutenu par l’armée. Cette même armée qui, un mois et demi plus tard, décrète l’état d’urgence, avec l’assentiment voire les applaudissements de ces milieux démocrates et libéraux. Depuis, l’armée a rétabli l’état d’urgence levé après la chute de Moubarak en février 2011, après trente ans de régime d’exception!

Il est vrai qu’avant les révolutions tout était relativement simple. Les camps étaient bien délimités, les libéraux étaient contre les militaires, les démocrates contre les nationalistes, les laïcs contre les intégristes, les modernistes contre l’islam (politique), la gauche contre la droite. Aujourd’hui dans le monde arabe, les frontières idéologiques sont devenues plus floues, les alliances changeantes, les intérêts croisés et contradictoires.

Elus par une majorité de leurs concitoyens, les Frères musulmans se sont montrés incompétents dans leur gestion, hégémoniques dans l’exercice du pouvoir et dogmatiques dans leur usage de la religion. Méprisant la minorité, ils ne se sont pas conduits en démocrates.

En tout état de cause, il est clair aujourd’hui que la promotion de la démocratie par la force n’a pas fonctionné, ni en Irak, où la guerre entre chiites et sunnites a repris faisant du mois de juillet 2013 le plus meurtrier depuis le départ des Américains. Ni au-delà.

Un mot devrait, en tous cas, être banni des analyses sur le «Printemps arabe». Celui de «transition». Il reflétait un optimisme sans fondement, comme si les pays arabes –mais c’est vrai aussi dans d’autres régions du monde– allaient passer progressivement et sans soubresauts de la dictature à la démocratie. Comme si des étapes, définies à l’avance, allaient être franchies pas à pas. Il n’en est évidemment rien, bien que le précédent est-européen ait pu induire en erreur. Les pays d’Europe centrale donnent en effet l’exemple d’une «transition» réussie. Les conditions étaient réunies. Et d’abord la principale: l’attraction exercée par l’Union européenne sur ces Etats qui avaient été arbitrairement coupés de l’Europe occidentale en 1947, et la disposition de l’UE à les accueillir.

Le passage de la dictature à la démocratie est beaucoup plus difficile dans les pays qui restent en dehors de cette sphère d’influence (Exemple : le Caucase et l’ex-Yougoslavie).

Est-ce à dire que le «Printemps arabe» appartient au passé ? Certains affirment que «L’esprit est sorti de la bouteille, il n’y rentrera plus.» Des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes, des milliers de femmes ont brisé les barrières de la peur, sont descendus dans les rues pour manifester leurs besoins, leurs colères, leur volonté d’être entendus. Les premières expériences sont décevantes. Il ne pouvait guère en être autrement après des décennies de dictature, dans des pays qui comptent beaucoup de chômeurs diplômés, où la société civile est souvent inexistante ou phagocytée par des mouvements religieux auxquels les autocrates avaient abandonné l’encadrement social.

Ces premières expériences rappellent aussi une vérité connue mais souvent oubliée: la démocratie, ce n’est pas seulement des élections libres, un homme, une voix. C’est un ensemble d’institutions, de pouvoirs et de contre-pouvoirs, d’alternance des gouvernants, de respect des minorités par une majorité qui doit savoir qu’elle n’est que provisoire. C’est un long apprentissage par lequel l’Europe et les Etats-Unis sont passés avant de devenir des démocraties.

Le défi est immense pour édifier un Etat avec les principes d’un véritable Etat de droit, fondé sur le respect des valeurs universelles, justice, équité, égalité, droits fondamentaux….

Ce long apprentissage ne fait que commencer pour plusieurs pays de la région, à quelques exceptions près.

C’est pourquoi je considère que tous les espoirs sont permis pourvu que les démocrates de ces pays comprennent les véritables enjeux, oublient leurs petites querelles, et unissent leurs efforts pour la construction des nouvelles démocraties et l’instauration de modes de gouvernance efficients aptes à rattraper les retards enregistrés sur le plan du développement économique et social avec le soutien de la communauté internationale et sa solidarité.

Qu’ils assimilent surtout que les femmes représentent la moitié des populations du monde arabe (Maghreb et Moyen-orient); et qu’il ne peut y avoir de démocratie, de développement, qu’il soit économique ou politique, sans elles et sans la consolidation de leurs droits.

 

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